LA BRÈCHE ET LA FORME
La forme : Ensemble de traits caractéristiques qui permettent à une réalité concrète ou abstraite d’être reconnue, nous disent les dictionnaires. Reconnue, autrement dit distinguée des autres formes comme du fond sur lequel elle apparaît, dont la sépare cette limite qu’en peinture on nomme contour.
Ludovic Philippon est peintre. Son art n’obéit pas aux définitions : il les déjoue. Par plaisir car la liberté de peindre réside, précisément, dans cette capacité à échapper au reconnaissable pour faire du tableau le lieu d’un égarement fécond. Se tenir devant un tableau de Ludovic Philippon c’est accepter de renoncer à l’illusion, en un premier temps éprouvée, que ce qui est là peut être nommé, identifié, reconnu. Ce que je prenais pour un motif floral, est-ce autre chose qu’un espace blanc, en expansion, sur fond d’orange ? Mais, au fait, qu’est-ce qui fait fond, ici, l'orange, ou le blanc ? Orange Sweetness, nous dit le titre. On est loin des dictionnaires et de leurs définitions froides. On est au coeur de la peinture : de ce que celle-ci, lorsqu’elle se joue des limites qui figent le visible, donne a éprouver.
Plaisir et nécessité car pour l’artiste, qui fut longtemps architecte, il s’agit, par la peinture, d’inventer un espace autre, un espace ouvert, n’obéissant ni aux définitions des dictionnaires ni aux règles étouffantes de la construction. Nulle forme, chez lui, n’existe sans sa contre-forme, avec laquelle elle entretient des rapports impurs, non de séparation, mais d’hybridation. C’est cela, l’ouverture : cette façon, à chaque fois réinventée, de s’emparer de tout ce qui pourrait faire contour, pour le métamorphoser en brèche. Le tableau est une effraction. Quelque chose a lieu. Cela s’appelle l’espace et cette naissance que le peintre nous donne à vivre prend l’allure d’une faille - et d’une alliance. Dans Orange Sweetness impossible de trancher pour savoir qui, du orange ou du blanc, vient, par intrusion ou par expansion, pénétrer dans l’espace de l’autre. Mais à quoi bon trancher quand la peinture nous offre la possibilité de se tenir là, face à l’indécidable ?
Renoncer à reconnaître ouvre le regard. Dès lors que je ne recherche plus les limites qui séparent, je vois qu’ici tout ce qui pourrait faire frontière est en réalité passage. Nulle ligne n’est tracée au cordeau car c’est une main, humaine, hésitante, portée par la peinture comme expérience vécue au présent, qui trace cela (Hush II). Nul bord n’est véritablement bord, ou limite, car là où quelque chose devrait s’arrêter, à sa marge même autre chose apparaît, tel un en-dessous venant travailler l’au-dessus (Great Dark Balance). La peinture est un chemin. Tout ce qui a eu lieu, dans le temps de ce tableau, est encore là, même ce que l’on ne voit plus, même ce que l’on voit à peine, qui travaille encore, comme une mémoire que notre regard éveille. « Je n’arrête pas, quand je peins, de rajouter des choses qui ne sont pas là. », me dit Philippon. Belle formulation jusque dans son caractère énigmatique. Peindre c’est rajouter du caché. Le tableau est un espace actif, en expansion, saturé d’un invisible qui, telle une force, bat en brèche ce qui le contient, afin de parvenir à l’ouvert.
Pierre Wat