L’expérience de la beauté
"Il est des œuvres, parfois, rarement, dont on aimerait ne rien révéler mais simplement dire : regardez, tenez-vous en face de cela, surtout prenez le temps pour que cela infuse en vous – c’est là l’expérience de la beauté. Le travail de Jean-Philippe Lagouarde est de celles-là. Se tenir devant lui, c’est faire l’expérience, en même temps, de l’évidence et de l’énigme. Évidence, car il y a là comme un saisissement : non pas un choc, car ici rien n’est violent, mais une sensation, physique et visuelle, qui a la douceur d’un enveloppement. Je regarde quelque chose qui me regarde, et cette relation dialogique, dans laquelle nous sommes soudain seuls au monde, l’œuvre et moi, est cette douce épreuve que je ne saurais nommer autrement que beauté.
Faut-il expliquer cela, lors même que le travail de Lagouarde a justement la beauté de l’énigme ? Qui, devant cette matière stratifiée où une couleur infuse, ne s’est pas demandé comment cela a pu être fait ? Quelle main, dont on ne voit ici nulle trace, a fait cela ? S’il n’y avait pas ce bord, qui cadre ces blocs et leur donnent cette forme que l’on nomme communément tableau… S’il n’y avait pas cette ligne, telle une faille, ou un écart délibéré, qui inscrit une sorte d’horizon au cœur même de l’œuvre, à la façon d’une orientation, on oublierait que cela a été fait. Je veux dire que l’on pourrait croire, pour reprendre un terme autrefois employé pour parler des icônes byzantines, que ces œuvres sont acheiropoïètes : non faites de main d’homme. Tombées du ciel, telles de météorites qui nous seraient offertes, des morceaux de la beauté du monde.
Il y a de la justesse, dans cette sensation, car l’impression que quelque chose a été prélevé, pour nous être donné, fait écho à la manière dont l’artiste procède. Sans trop en dire de cette manière processuelle, répétée par l’artiste à la façon d’un rituel unissant l’espace et le temps, il est précieux d’apprendre que Lagouarde récolte parfois sa couleur dans une sorte de pérégrination préalable, glanant dans la nature un élément possédant un pouvoir de teinture, dont l’œuvre accomplira bientôt la révélation. Qu’il fabrique ainsi un bain de couleur dans lequel il plonge des lais de papier buvard, et qu’ensuite il fait plus qu’attendre : retirer sa main afin de laisser œuvrer le temps.
Révélation : pour nous qui nous tenons là, devant ce bloc de couleur sédimentée, qui a la force d’une apparition. Mais aussi, mais d’abord pour Jean-Philippe Lagouarde lui-même, premier spectateur de cette beauté qui vient. Il dit : « Je sais ce que je fais, mais je ne sais pas ce que je produis. » Il connaît le découpage des lais de papier, le bain de couleur, la longue attente pendant que la couleur fraie son chemin, par capillarité, et l’apprentissage du lâcher-prise : cette acceptation de ce qui arrive. L’art est un événement. Il faut savoir s’effacer, pour que se manifeste ce monde non fait de main d’homme. Quelque chose de primordial vit et se révèle dans et par le travail de Jean-Philippe Lagouarde. Par, car c’est l’artiste qui achève, à sa manière, l’œuvre du temps, en assemblant les lais de buvard imprégnés, en les enserrant dans le cadre qui les contraint, et en les disposant en deux registres, que sépare une lacune, un vide formant frontière – horizon. Cette double instauration de la limite – celle du bord comme celle, interne, qui ordonne l’œuvre – est nécessaire à l’expérience esthétique procurée par ce travail. Car, à nous qui nous tenons devant, elle vient nous rappeler que nous sommes séparés de ce que nous voyons. Ce qui rend la chose d’autant plus désirable, c’est-à-dire belle."
Pierre Wat