Collectionneur, Pierre-Yves Canard l'est, en partie, des tableaux qu'il aime chez les autres (les citations et les clins d'oeil ne manquent pas), en partie des tableaux qu'il aimerait contempler chez les autres, mais qu'il ne trouve pas. Donc, il les peint.
Collectionneur, il l'est encore des sujets qu'il inscrit dans ses toiles, nombreux sujets, titres et légendes qui évoquent un monde à la Raymond Roussel. Ainsi de : Fauteuil, L'entomologiste, Tintin, Le crocodile captif, L'égyptien sans peine, Comment multiplier vos plantes d'intérieur, Orlando, Chat Botté, Un peu fort de café, Cerf ! Ouvre moi ! Le naturel n'est qu'une pause parmi tant d'autres, La pêche au gros, St Sébastien au citron, Une place pour chaque chose, Déberlinoir, La mythologie pour tous, ...
Dans Les mots et les choses , Michel Foucault rapporte l'existence d'une « certaine encyclopédie chinoise » , conçue par Borges, qui a « le charme exotique d'une autre pensée , (...) faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l'Autre ». La taxinomie qui en fait l'objet énonce le monde animal en : « a- appartenant à l'Empereur, b- embaumés, (...) d- cochons de lait, (...) i- qui s'agitent comme des fous et (...) k- dessinés avec un pinceau très fin en poil de chameau ». Les rubriques consignent des catégories concevables dans leurs singularités, mais l'inventaire dans son ensemble défie la pensée et la rend pratiquement impossible. Non d'ailleurs en raison de la proximité des rencontres insolites qu'il provoque, et de la « proximité des extrêmes ou des choses sans rapport »... Non, ce qui est impossible, c'est le site lui-même où elles pourraient exister. Et justement...
Le tableau est, chez le collectionneur, le site privilégié de la cohabitation de ces singularités antinomiques et de la tentative de leur classement : chaque toile ou dessin entre systématiquement dans un thème, parfois se croisent ou se chevauchent. Ces thèmes ne sont pas travaillés selon l'ordre linéaire de la série, comme déclinaisons, et les divers éléments ne sont pas des fragments, les parties d'un tout. Ils valent pour eux-mêmes, et viennent d'époques et de styles différents. Pas de volonté d'approfondir, chez le collectionneur, de travailler en charge creuse, ou d'exploiter une idée plastique ou littéraire.
Tortue et tatou , et autres Caméléons , à peine entrés dans la toile, semblent prêts à bondir dehors, déjà à moitié sortis. C'est aussi dans cette qualité bondissante, entre ces deux moments, indistincts l'un de l'autre, d'entrée et de sortie, que surgit la tentation de fable, à peine apparue, déjà disparue. Mais le refus du narratif est catégorique !
Le sujet est solidement ancré dans l'espace du tableau, mais il flotte, il reste en suspension. La volonté du collectionneur est évidente dans ce qu'il donne à voir : le flottement créé en partie par une certaine ambiguïté.
« L'ambiguïté , dit le collectionneur, est la seule façon de casser le rapport de reconnaissance conventionnel et d'habitude qu'on entretient avec les choses, les phénomènes et les gens. C'est aussi la seule façon de suggérer l'intérieur, en donnant à voir entre deux éléments, entre deux possibles ».
Et aussi :
« Je ne crois guère à l'expérience, le peu qu'on sait s'imprime en nous comme un tampon».
Peu de désir de chercher l'information, la connaissance, de créer , mais celui de reconstituer un puzzle.
On rapprochera ce parti pris de celui du fils de Marguerite Duras : « Je ne veux plus aller à l'école parce qu'on y apprend des choses que je ne sais pas » .
Christiane Cavallin Carlut, octobre 2005