Consensus d’autant plus rare qu’il mérite d’être souligné, aficionados et experts s’accordent à dire qu’il existe peu d'œuvres d’art moderne capables de susciter autant d’émotions qu’un bloc de couleurs signé par Mark Rothko. Comment se fait-il que, unanimement, universellement et intemporellement, l’humanité se mette d’accord et consacre cet artiste américain ? Pourquoi (et comment !) ces peintures suscitent-elles en nous de tels sentiments et cette rarissime approbation ? Retour en images et en mots sur la quintessence du Beau chez Mark Rothko.
Mais quand on parle du “beau” chez Rothko, il faut prendre des pincettes. L’artiste, intellectuel torturé profondément inspiré par Nietzsche, refusait de vendre une toile à un client souhaitant l’utiliser à des fins décoratives. Opposé à une considération purement esthétique de son art, Rothko cherche davantage à exprimer et susciter des émotions humaines fondamentales. Lorsqu’un potentiel acheteur visitait son atelier, le peintre sondait ses réactions, analysait chacun de ses mouvements ou agitations. L’intention de l’artiste est claire : utiliser ses rectangles de largeur uniforme en tant que “langage visuel rudimentaire conçu pour évoquer des émotions élémentaires avec une intensité poignante maximale”. Inlassablement Rothko utilise ce motif géométrique et monochromatique sur plus de huit cent trente toiles. Ces rectangles, qui s’assombrissent au fil de son destin tragique, lui servent de réceptacle, permettant de transmettre passion, bouillonnement, ivresse ou fureur à son audience.
Mais gare à ceux qui commettraient l’erreur terrible de dénaturer les émotions de l’artiste ! Anecdote assez révélatrice, Rothko rencontre en 1968 une collectionneuse à laquelle il propose une toile composée de rectangles bleu nuit et noir flottant dans un champ pourpre. Déçue, la femme interpelle l’artiste : “Monsieur Rothko, je souhaitais acheter une peinture joyeuse, heureuse ! Je veux du rouge, du jaune, du orange et non pas cette toile triste !”. Amusé, Rothko lui répond : “Du rouge, du jaune, du orange ? Mais, excusez-moi, ne sont-elles pas les couleurs de l'enfer ?”. Est-il utile de préciser que cette collectionneuse repartit les mains vides ?
À l’égard d’un film culte ou d’un bon roman, ce qui fait la force des œuvres de Mark Rothko, c'est cette capacité unique à susciter des émotions inattendues et indescriptibles. On peut se retrouver au milieu d’un musée, devant une toile et se sentir submerger par une profonde tristesse totalement imprévue. Il s’agit de la douleur de Mark Rothko qui, sans titre, sans symbole, sans figuration aucune, réussit, des années plus tard, à transmettre la puissance de ses émotions.