On croirait presque voir les pigments dilués dans la térébenthine continuer de se répandre sur les toiles rustiques de Yun Hyong-Keun. On verrait presque des falaises et des montagnes dans l’abstraction de ses aplats aux contours fuyants - et puis surtout des passages, des ouvertures, des portails. Leur lourdeur et leur couleur brune nous rappellent la fonte de la Porte des enfers de Rodin. Yun Hyong-Keun surnomme d’ailleurs ses travaux “les portes du Paradis et de la terre”. Car il y a bien quelque chose d’organique dans ses bruns terreux et les touches de bleu. Mais dans cette moiteur, c’est bien l’air qui semble manquer.
Et pour cause. Né en 1928 à Miwon au centre de l’actuelle Corée du Sud, Yun Hyong-Keun connaît la colonisation et l’asservissement de son pays par le Japon, la Guerre de Corée et les régimes autoritaires, contre lesquels il se positionne dès ses études d’arts à Séoul. Dans les années 1970, il est accusé de déroger aux lois anticommunistes de la dictature militaire à la tête de la Corée du Sud. Il est placé sur liste noire mais c’est la répression dans le sang du soulèvement de Gwangju en mai 1980 qui le pousse à l’exil à Paris avec sa famille, jusqu’en 1982. Avec une vingtaine de toiles pour la plupart inédites, la galerie David Zwirner dévoile ce qu’on pourrait appeler “la période parisienne” du géant de l’art contemporain coréen. Bien que brève, elle est fondatrice et lui offre une respiration, une parenthèse - entre liberté personnelle et inquiétude pour son pays.
“C’est pesant”, souffle une dame dans la salle principale de l’exposition. Certes, les aplats d'un brun presque noir envahissent les toiles. En cette période d’exil et d’incertitude pour l’artiste, les blocs comme des monolithes vacillants semblent tanguer. Mais chaque portail offre une issue. Chaque toile, de la lumière. Yun Hyong-Keun ne la cherche pas dans la brillance ou les reflets comme d’autres artisans du noir. Il la laisse surgir des absences de peinture laissées - dans la tradition picturale asiatique du vide et du plein.
Figure de proue du mouvement Dansaekhwa (“une seule couleur” en coréen), Hyong-Keun explore les propriétés et le comportement de la peinture. Il la veut liquide, comme l’encre de son père calligraphe. Mais il a troqué les pinceaux délicats contre de larges brosses. Il trace ses monolithes à même le sol sur la toile brute ou le lin. Presque comme un teinturier, il laisse la peinture pénétrer les couches du textile, migrer, se répandre, disparaître parfois. Cette création partiellement contrôlée s’étend sur plusieurs jours ou mois, pendant lesquels Yun Hyong-Keun superpose les couches sans toujours les laisser sécher. La peinture s’épaissira pour tracer des contours plus nets et des formes plus clairement détachées de leur fond, dans les années 1990 et 2000, à l’heure où la Corée découvre la démocratie et la prospérité.
Pour Yun Hyong-keun, Paris est synonyme de répit, mais son pays n’est jamais loin. La deuxième salle de l’exposition montre un travail plus lumineux, dont les blancs calcaires, les gris et les bleus évoquent le camaïeu de la capitale française. Sur le papier traditionnel coréen “hanji” en fibres de mûrier, les monolithes vacillants rétrécissent et se muent en cellules vibrantes et translucides. Ou peut-être en pavés, sous lesquels Yun Hyong-Keun laisse apparaître la plage de son papier sablonneux.
Onze ans après sa mort, on ne peut s’empêcher de voir des stèles dans les monolithes et la spiritualité certaine de l’artiste dans leur juxtaposition. Comme le monument de peinture méditative d’un homme qu’on imagine avoir pansé ses plaies en regardant la peinture migrer, entouré de lin.
Yun Hyong keun, jusqu’au 23 février à la galerie David Zwirner, 108, rue Vieille du Temple, Paris, 75003