Les peaux des statues de Germaine Richier sont granuleuses et accidentées - tout sauf lisses. L’humanité ne l’est pas non plus. Dans toute son œuvre, la sculptrice s’est attelée à l’explorer dans sa complexité, son agitation, ses blessures, son animalité, son imaginaire, ses peurs, mais aussi dans sa légèreté et sa beauté. Bien au-delà du simple illusionnisme et de l’imitation, Germaine Richier est l’exploratrice des profondeurs de l’humain.
"Plus je vais, plus je suis certaine que seul l'humain compte”, écrivait-elle au sculpteur suisse Otto Bänninger qui deviendrait son époux. Après ses études aux Beaux-Arts de Montpellier, elle fait sa renommée comme portraitiste virtuose à Paris dans les années 1930. Mais déjà, une liberté pointe dans les textures abstraites des chevelures ou dans certains visages défigurés par les pouces de l’artiste. Ces écarts se confirment avec la Seconde Guerre Mondiale, où son réalisme se mue définitivement en expressionnisme.
Réfugiée en Suisse, elle sculpte des corps crevassés, des visages tronqués. La douleur s’imprime sur les corps. Mais après l’horreur et l’absurdité, elle se consacre jusqu’à sa mort précoce en 1959 à 57 ans à reconstruire et régénérer l’humain, avec soin et tendresse.
Et pour l’artiste, la guérison de l’humain passe par la fin de la dichotomie entre le naturel et le culturel. Dans son atelier, elle collectionne toute sorte d’objets : squelettes d’animaux, coquillages, amulettes venus d’Afrique, outils… Aussi sensible à la poésie humaine qu’à celle de la nature, son panthéisme ne discrimine pas l’apparente insignifiance. Elle ramasse un coquillage brisé, puis le sublime et le métamorphose en l’agrandissant bien au-delà de la taille humaine dans “La grande spirale” (1956). La coquille échouée devient une nouvelle espèce d’arbre grandiose.
Germaine Richier crée une humanité hybride avec le monde végétal et animal. Elle ne cache pas sa tendresse pour les êtres méprisés, comme le peuple des insectes, avec lesquels elle partage son enfance dans le Midi à Castelnau-Le-Lèz. Et l’hybridation se conjugue souvent au féminin. Les femmes deviennent sauterelles, chauve-souris, mantes religieuses… Leurs proportions exagérées, la patine dorée du bronze leur donne des airs de déités païennes. Accroupies, puissantes, les bras parés devant le visage - on ne sait si elles se protègent ou sont prêtes à bondir. Lorsqu’elles ne sont pas chimères, les femmes sont souvent robustes, lourdes, enracinées - loin de l’idée de fragilité et délicatesse du féminin. Quelques années plus tard, Nikki de Saint-Phalle hérite de ces corps plantureux qu’elle libère de la pesanteur.
À la fin de sa vie, sur le chemin vers les tréfonds de l’humain, la sculptrice explore l’étrangeté, le fantastique, le mythologique. Son atelier se peuple de chimères, d’ogres, de cyclopes aux airs de gargouilles. Inspirée d’un conte du sud de la France, elle crée “le Griffu” - une créature humanoïde sans visage, sèche, crispée qu’elle présente en le suspendant dans les airs. Des fils de cuivre tirés entre ses bras et ses jambes, il semble opérer un rituel sorcier. Les squelettes de seiches deviennent d’étranges amulettes dorées, à mi-chemin entre le fossile extraterrestre ou la technologie mystérieuse d’une civilisation disparue. Elle crée un bestiaire fantastique, dont on imagine sans difficulté qu’il fascinerait le mexicain Guillermo del Toro, réalisateur du “Labyrinthe de Pan” ou “La Forme de l’eau”.
Parfois réduite à la lourdeur de sa période des années 1940 et bien qu’à la portée métaphysique certaine, son œuvre est empreinte d’humilité et de simplicité. En dévoilant les structures métalliques des œuvres et les propriétés de la matière, elle nous rappelle sans cesse qu’il s’agit bien là de sculptures, et en aucun cas de la réalité. Elle ne cache pas sa jubilation. Elle joue à colorer avec franchise certaines de ses œuvres, à mêler le bois, le verre, la terre. Et elle nous invite sans complexe au plaisir.
Germaine Richier jusqu’au 12 juin 2023 au Centre Pompidou, Galerie 2 niveau 6