Le palais de Tokyo est devenu une toile vierge sur laquelle Miriam Cahn a accroché ses émotions, ses images mentales, avec des feuilles et des toiles à même les murs. Les paysages monochromes colossaux saturés de fusain comme tâchés par la rage et le chagrin côtoient des toiles abstraites où coule une peinture acide psychédélique. Les photographies, les gribouillages cauchemardesques, les paysages et les portraits ont quelque chose de la peinture rupestre, du besoin de projeter ses états d’âme sur les murs. En organisant ses dessins de façon organique, Cahn nous invite à une promenade dans l’espace de sa pensée.
Cette grande rétrospective de l’artiste suisse née à Bâle en 1949 rassemble plus de deux cents œuvres des années 1980 à aujourd’hui, mais sans chronologie ni linéarité. “Une exposition est une œuvre en soi et je l’envisage comme une performance”, écrit-elle. Elle revisite son œuvre selon l’esthétique du stream of consciousness ou du flux de conscience. Elle nous montre ses obsessions avec des images répétées encore et encore, presque compulsivement. Les séries se diluent, se mêlent, se superposent comme des idées qui viennent et vont au cours de la vie. Les motifs reviennent et évoluent. Elle nous offre son tâtonnement et sa recherche, et même ses recommencement lorsqu’elle recouvre les dessins commencés avec de nouvelles images.
On croit reconnaître des mythes partagés comme celui de Romulus et Rémus, avec des ébauches de bébés humains nourris au sein d’animaux, ou des références à des images faisant partie de l’imaginaire collectif comme l’”Origine du monde” de Courbet. Mais toutes ces images sont passées au filtre de l’esprit de l’artiste. Le corps d’une femme aux jambes écarté et au sexe exposé est surplombé d’une tête au visage simpliste ; à peine deux yeux ronds et une bouche tracée par une ligne. Inquiétant, ce portrait compte parmi les centaines de toiles de Cahn qui dénoncent la déshumanisation et le sort des opprimés, des discriminés et des violentés.
Car c’est aussi les événements du monde et ses images médiatiques qu’elle fixe sur les feuilles blanches depuis le début de sa carrière ; les guerres du Golfe, celles de Balkans, le “Printemps arabe”, et aussi le sort des migrants, des familles déplacées du Moyen-Orient, d’Afrique et aujourd’hui d’Ukraine. Mais dans l’exposition “Ma pensée sérielle”, ces drames ne sont plus chronologiques. Miriam Cahn les porte à l’universalité. Sur des toiles verticales, immenses comme des cascades écrasantes, les familles errantes sont retranchées dans les coins, comme dans les marges du monde.
L’artiste féministe et militante peint des machines de guerre chimériques ,des tanks aux multiples canons orientés en tous sens. Mais elle raconte surtout les guerres intimes et individuelles. L’image de la pénétration sexuelle violente revient constamment comme une illustration de l’horreur et de la domination exercée par les Etats et les individus sur d’autres individus. Les corps sont roses comme de la chair à vif et les sexes des bourreaux et des victimes, rouge sang. Avec un usage expressionniste de la couleur, elle donne à sentir la violence plus qu’elle ne la représente.
La souffrance est littéralement mise à nu. Omniprésente, la nudité crispée et meurtrie rappelle les corps tordus et torturés d’Egon Schiele. Ceux de Cahn sont à taille humaine, mis à notre hauteur. Dans ce corps à corps, nous sommes contraints de voir leur souffrance. Et surtout celle des femmes et des enfants, qui ici sont les premiers à tomber. Comme pour apaiser son esprit blessé d’avoir vu la violence, Miriam Cahn pose parfois sur le papier ses fantasmes de coups rendus par les victimes aux agresseurs, de corps nus encagoulés et forts.
Ma pensée sérielle, Miriam Cahn, jusqu’au 14 mai 2023