Bien qu’elle soit souvent réduite à un récit de drogues et de sexe, la série “The ballad of sexual dependency” de la photographe Nan Goldin capture l’expérience humaine dans sa beauté et sa souffrance, sa nuances et ses contradictions, la difficulté des relations et des jeux de domination. “All the Beauty and the Bloodshed”, le documentaire de Laura Poitras sur cette artiste et ses combats, nous offre également une expérience totale. Les archives photos et vidéos sont accompagnées par la voix grave et douce, presque monotone mais rassurante de Nan Goldin. Son art mêlé à sa vie forment le portrait multidimensionnel d’une artiste pour qui l’intime est brutalement politique.
Nan Goldin naît en 1953 dans une banlieue résidentielle de Washington - les “surburbs” des classes moyennes aisées ultra-conventionnelles, où le “qu'en-dira-t-on” est une préoccupation constante. Barbara, la grande soeur de Nan, porte une rébellion en elle et découvre son homosexualité. Leurs parents l’internent de force à plusieurs reprises en psychiatrie, à une époque où sa pratique est extrêmement violente comme en témoigne “Vol au-dessus d’un nid de coucou” de Milos Forman avec Jack Nicholson A bout de force, Barbara se suicide en se jetant sous un train. Nan Goldin dira plus tard qu’elle a hérité de la révolte de sa sœur.
Elle décide alors de tout montrer. Son choix pour la photographie n’est pas anodin. Devant la caméra de Laura Poitras comme dans son œuvre, Nan Goldin se dévoile crûment pour abolir la honte. Elle quitte le domicile familial à 15 ans et trouve une nouvelle famille dans les amitiés qu’elle noue - notamment dans la communauté LGBTQIA+ de Boston puis de New York. Elle photographie les drag queens, les boîtes, la nuit, les relations sexuelles de ses amis, les siennes. Sa recherche de connexion avec son compagnon dans un lit après l’amour et toutes les teintes des ecchymoses qu’il laisse sur ses yeux un an plus tard, après avoir essayé de l’aveugler dans une chambre d’hôtel à Berlin.
Dans un art dominé par les hommes, elle est longtemps rejetée pour ses photographies de l’intime. Aujourd’hui, elle choisit les plus grands musées du monde, où elle est exposée, pour mener son combat de ces dernières années.
Après une blessure, on lui prescrit de l’Oxycontin, un analgésique hautement addictif qui l’entraîne dans une spirale macabre. Elle échappe de justesse à la mort après une overdose et fait une cure de désintoxication. Elle n’est pas un cas isolé aux Etats-Unis. Selon le collectif P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now) qu’elle co-fonde en 2017, la crise des opioïdes aurait tué 400 000 personnes dans le pays. Elle souhaite que l’entreprise Purdue Pharma, à l’origine de l’oxycontin et de sa commercialisation, et ses détenteurs, la famille Sackler, soient tenues responsables des morts. Les Sackler sont également donateurs dans les plus grands musées et universités du monde. Fascinée par les individus s’attaquant au pouvoir, Laura Poitras, la réalisatrice du documentaire “Citizenfour” sur le lanceur d’alerte Edward Snowden, suit les activistes et leurs victoires. Au Metropolitan, au Guggenheim ou au Louvre, ils font pleuvoir les ordonnances et les boîtes de médicaments. Le Louvre est le premier à retirer une plaque à leur nom, suivi par d’autres institutions.
Le combat de Nan Goldin contre cette épidémie d’addiction est également un hommage à la lutte contre l’épidémie du SIDA. Elle en reprend les codes comme les Die-in, où les manifestants s’allongent au sol simulant la mort. Une façon peut-être de prolonger le lien avec ses amis emportés pour la plupart par le SIDA et avec ceux qui se sont attaqués au silence et à l’inaction des Goliaths. Autant de Davids que Nan Goldin a accompagnés et photographiés jusqu’à leurs lits de mort pour les sauver de l’oubli.
All the Beauty and the Bloodshed, de Laura Poitras, en salle.