Joanna Piotrowska au Bal

Balade aux confins entre l’amour et la contrainte

La première exposition consacrée à Joanna Piotrowska au Bal - l’espace d’exposition indépendant créé par Raymond Depardon en 2010 - ne contient que quelques clichés triés sur le volet. Pourtant, ils sont un concentré de la puissance évocatrice du travail de la jeune artiste polonaise. Tolstoï écrivait “Toutes les familles heureuses se ressemblent ; mais chaque famille malheureuse l'est à sa façon". Combien de portraits de familles aux visages souriants ont circulé dans notre conscience avant de disparaître dans l’oubli ? Mais les images de Joanna Piotrowska resteront longtemps avec vous, tant elles en appellent au vécu de chacun. Elle-même, en zoomant et en retravaillant des clichés de son père par exemple, tente de décrypter le sien. 

La première salle donne le ton. Des adultes sont saisis - assis ou allongés - sous des cabanes de fortune, un peu bancales, construites à l’intérieur d’espaces d’habitation. Enfantins et joueurs, ces clichés deviennent inquiétants lorsqu’on découvre qu’ils font face à une nature morte d’une cage de zoo, aux multiples couches de grillages et barbelés. Joanna Piotrowska souligne d’emblée l’ambivalence entre protection et oppression. À la croisée entre la photographie, la mise en scène, la vidéo et la performance, l’artiste porte un regard cru et grinçant sur la vie domestique et familiale. 

Lors de ma visite au zoo, je me suis rendu compte que les cages présentaient des caractéristiques communes avec les espaces domestiques : elles sont agencées de la même manière, il y a, par exemple, un lit, c'est-à-dire un endroit pour dormir, un coin pour manger, des portes, des couloirs, des fenêtres, une sortie vers le jardin, parfois un endroit pour jouer ou, comme dans le cas des singes, un endroit pour se reposer et s'enrichir, tel qu'un hamac-”, explique-t-elle dans une interview

Les étreintes semblent presque contraintes, révélant des relations interpersonnelles et familiales protectrices et réifiantes. Bien sûr, l’analyse de la domesticité et des dynamiques de pouvoir au sein de la famille, ne peut aller sans un regard féministe acéré - surtout lorsqu’on vient d’une société très traditionnelle où la législation sur l’avortement reste l’une des plus sévères du monde. Lectrice des écrits de la psychologue féministe américaine Carol Gilligan et de manuels d’autodéfense, Piotrowska explique : “Les filles et les femmes que je photographie se trouvent dans des espaces domestiques, le plus souvent dans leur chambre, et elles adoptent des positions inconfortables. Il n'est pas immédiatement évident qu'il s'agit de corps qui se défendent. On ne voit pas non plus contre quoi elles se défendent, on voit seulement qu'elles sont dans une relation intense avec quelque chose d'incapacitant, qui est en dehors du cadre.” 

Mais cette domesticité est enfermante pour tout le monde. Sur une image, un vieil homme étreint et regarde un jeune adulte, qui détourne le regard, crispé, presque transi. “L’enfer, c’est les autres”, écrivait Sartre pour dire que le regard d’autrui nous essentialise. De la superbe scénographie de l’exposition toute en velours, se dégage une impression surannée et désuète, comme figée dans le temps. 

Pour autant, Joanna Piotrowska ne nous contraint pas à une vie de solitude. Certes, la communication est complexe, voire impossible. Les mots faillissent à tisser des liens. C’est pour cela que les corps, dans ses photographies, disent la complexité des rapports. Dans la vidéo “Little sushine” - dont le titre n’est pas sans rappeler une autre grande œuvre cinématographique sur la complexité du rapport familial -, on voit un petit groupe de personnes tenter de se faire rire, sans se parler. Les uns chantent en italien, les autres grimacent. En l’espace d’un instant, les visages graves se fendent en éclats de rire. Piotrowska est une photographe du dedans. Mais en filmant cette œuvre à l’extérieur, l’artiste nous offre une lumière et nous rappelle qu'au-delà de la pénibilité et de la contrainte, il existe la tendresse. 



Jusqu’au 21 mai au Bal, 6 impasse de La Défense, à côté de la Place de Clichy