L’art de Basquiat s’entend autant qu’il se regarde. “Basquiat Soundtracks” nous accueille avec la grande toile “Anybody speaking words” peinte en 1982. Un corps en tension chante à plein poumons - les veines chargées sur le cou et le torse, la bouche grande ouverte laisse voir la langue et la glotte. Les organes transparaissent sur la peau noire, crispés par la difficulté de se faire entendre. Le mot “opéra” est copié à plusieurs reprises, mimant l’omniprésence de la musique.
Si l’œuvre de Basquiat est traversée de mots, ceux-ci sont souvent là pour traduire une expérience sonore. Cette toile au jaune éclatant cristallise les obsessions du jeune artiste : l’anatomie, le son, la diversité de l’expérience noire-américaine… D’ailleurs il nomme son groupe de noise GRAY, d’après le livre fétiche des étudiants de médecine états-uniens “Gray’s anatomy” - offert par sa mère lorsqu’il est en convalescence après être renversé par une voiture.
L’exposition immersive de la Philharmonie éclaire les toiles avec la musique et cette grille de lecture n’a rien d'anecdotique. La vie et l’œuvre de Jean-Michem Basquiat sont indissociables de leur bande sonore. Il naît en 1960 à Brooklyn dans une famille de classe moyenne-haute mélomane - d’un père haïtien et d’une mère porto-ricaine. Dans son enfance, il assiste aux jams de son grand-père maternel et se passionne pour le jazz et la musique classique.
On raconte que Basquiat peignait en musique - parfois même avec plusieurs sources en même temps. On imagine sans difficulté la sur-stimulation et le foisonnement mental de l’artiste… Lui qui peignait sur les murs du Lower Manhattan, de l’appartement de ses amantes ou des galeries, sur les toiles, ou sur des bouts de bois récupérés dans la rue quand l’argent venait à manquer… Souvent, au début de sa carrière. Ses œuvres sont un chaos équilibré et il peignait dans une improvisation calculée. Cet ogre boulimique d’inspiration gobait tout ce qui passait sous son nez : les livres, les films, les toiles de Picasso dont sa préférée était “Guernica” à l’époque exposée au MoMA, celles de Warhol exposé dans les galeries de Manhattan… Et les CDs qu’il possédait par milliers.
Basquiat peint comme on compose. Il structure certains tableaux avec des photocopies arrangées comme une grille de fond régulière, sur laquelle les musiciens posent leurs solos. Fasciné par la culture hip hop naissante, il commence sa carrière d’artiste en recouvrant les murs de SoHo du blaz “SAMO” - en référence à la “same old shit”, la drogue bon marché qu’il fumait avec son acolyte Al Diaz. Mais son amour pour la culture graphique du hip hop -et ses répétitions à l’infini- a un pendant musical. Comme un beat répétitif, comme les lettrages reproduits dans la ville, on retrouve des motifs récurrents traversant l'œuvre de Basquiat, dont son illustre couronne à trois pics. Il produit même un album de Rammellzee et K-Bob - deux figures avant-gardistes du rap à l’époque.
Mais Basquiat peint aussi le monde de la musique qui l’influence, dans un New York foisonnant à l’effervescence musicale sans pareille : hiphop, jazz, techno, rock… Basquiat passe ses nuits de bar en clubs iconiques - notamment le Mudd Club, haut lieu de la culture post punk et no wave. Il y fréquente Debbie Harry du groupe Blondie et vit une aventure amoureuse avec la jeune Madonna. Il peint aussi la musique noire-américaine, à l’époque où l’icone de la salsa porto-ricaine Ismael Rivera chantait “La cara linda de mi gente negra” - les beaux visages de mon peuple noir. Il dissémine les portraits et les mots des idoles de sa jeunesse : Charlie Parker, Miles Davis… Il explore son héritage africain, caribbéen et trace sur ses toiles l’histoire de la musique noire des racines du blues en Louisiane à New York.
L’artiste fulgurant, surnommé “the radiant child”, peint 800 peintures et plus de 1500 dessins dans sa courte vie, avant de rejoindre à 27 ans les illustres musiciens partis au même-âge - le bluesman Robert Johnson, Janis Joplin, Jimi Hendrix, Jim Morrison - dont on imagine qu’il n’aurait pas refusé la compagnie.