Toiles titanesques, sculptures, installations, bâtiments aménagés… Les œuvres d’Anselm Kiefer ont une monumentalité eschatologique. Saturées de cendres, de sable, de craie, de bois, de métal et de cheveux - elles évoquent la violence et la destruction omniprésente dans l’histoire allemande du milieu du XXe siècle.
Dans son documentaire Anselm (le bruit du temps), Wim Wenders filme l’artiste au corps à corps avec ses œuvres colossales, brûlant au chalumeau ou coulant le métal à l’aide d’engins de construction.
Il naît en 1945 à Donaueschingen, dans les paysages quasi mythologiques de la forêt noire, à quelques kilomètres de Freiburg im Breisgau. Il y étudie les arts plastiques, sur le même campus où Martin Heidegger terminait sa carrière. Le philosophe du néant converti au nazisme deviendrait un motif récurrent dans le travail du plasticien, qui se saisit à bras le corps du passé allemand.
En 1969, Anselm Kiefer fait une entrée assourdissante sur la scène artistique avec la série de performances Occupations. À l’époque où l’Allemagne a posé un couvercle plombé sur la Seconde Guerre Mondiale et l’Holocauste, le jeune artiste se photographie faisant le salut nazi dans plusieurs villes d’Europe pour mettre l’Allemagne face au miroir de son hypocrisie. Incompris, il est accusé d’apologie du fascime pour reprendre des figures et des mythes instrumentalisés par le IIIe Reich, comme celle du poète Hölderlin, alors qu’il cherchait à déboulonner cette appropriation.
Il peint pour comprendre la grande Histoire mais aussi celle de sa famille et de son père, officier de la Wehrmacht. Sur l’une de ses toiles, il dessine un schéma : en haut, “Himmel”, le ciel ; relié par une flèche, à “Erde”, la terre, en bas. Et au centre : “malen”, peindre. Comme si la peinture était l’unique manière d’appréhender l’être au monde.
Malgré le rejet dans sa patrie, Kiefer fait sa première rétrospective à l’Art Institute de Chicago en 1988, à 43 ans à peine et la presse états-unienne le qualifie de plus grand artiste vivant.
Wim Wenders naît comme Anselm Kiefer en 1945, dans une Allemagne volontariste résolue à reconstruire sur ses ruines. Les artistes partagent l’esthétique du no man’s land, du chaos et de la place de l’homme face aux détonations de l’Histoire. Connu pour les chefs d'œuvres de fiction “Paris Texas” ou “Les ailes du désir” tourné dans un Berlin scindé en deux, Wim Wenders est également un grand documentaliste de l’art. Alors qu’il embrasse la légèreté de la danse dans “Pina” ou la chaleur et la spontanéité des musiciens cubains dans “Buena vista social club”, Wim Wenders épouse ici l’atmosphère austère, inquiétante et grandiose des œuvres de Kiefer.
Il filme les ateliers à la démesure de son travail, comme la friche industrielle de 35 hectares aménagée au cœur de la garrigue à Barjac dans le Gard, ou les 35 000m2 des anciens entrepôts de la Samaritaine à Croissy-Beaubourg en Seine et Marne.
Le film est un grand hommage esthétique au travail du titan du néo expressionnisme - au prix d’un certain hermétisme. L’éclairage apporté sur une œuvre déjà dense et ardue - pétrie de références aussi diverses que l’histoire de l’Allemagne est complexe ; de Heidegger, le chantre du nazisme, au poète germanophone d’origine roumain Paul Celan, dont la famille a été exterminée pendant la Shoah - reste léger.
La 3D, un peu décorative, souligne tout de même la palette extraordinaire de couleurs moirées de Kiefer et la qualité texturée de son œuvre, dont les tableaux, pourtant monumentaux, semblent toujours déborder de leur densité de sens.
Anselm (Le bruit du temps), de Wim Wenders, actuellement au cinéma.