Tracer — Exister
Lignes de vie en appel,
à haute tension
sous les doigts d’un peintre.
Tracer — Exister
Sans paume — Paumé !
Sait-il ce que j’ai vu Christian Grelier, un soir tard,
presque seule dans son atelier ?
Ni trame ni tissage ni réseau ni toile ni objet ni sujet,
ou tout cela, si vous voulez...
Comme au creux de votre main, paume étale,
un dessin, ligne de vie,
vos desseins secrets.
Michèle Cointe
- Que faites-vous du temps ?
- Je peins. Je suis dans le temps : faisant corps avec le présent, dans l’acte de peindre, me dit Christian Grelier, devant son travail, à l’atelier.
Christian Grelier peint selon un rituel qui engage à la fois répétition et durée. Il prend une feuille, le plus souvent de grand format – à l’échelle de son corps et du travail qu’il y engagera – qu’il recouvre d’un enduit lisse, lequel lui permet de coller une seconde feuille sur la première. Dans le frais, tant que cet enduit est encore humide, il intervient dans l’épaisseur ainsi créée. Il creuse, il martèle, il déchire, faisant surgir dans cette profondeur stratifiée des sortes de petits cratères : à la fois reliefs et révélation d’un en-dessous. S’il ne peint pas encore, au sens où ni couleur ni traits ne sont pour l’instant déposés sur cette surface, ses gestes sont déjà ceux du peintre cherchant une qualité particulière de surface : il faut, pour Grelier, qu’elle soit d’une texture vive, animée, capable d’accrocher la lumière, qui est le médium premier de son travail.
Ensuite, une fois la chose sèche, Grelier recouvre la surface obtenue avec un second enduit. Celui-ci n’est pas lisse mais sableux, ce qui vient encore enrichir ce lieu étal qu’il destine à la peinture, tel un terreau apportant grain et coloration. Mais cet enduit-là a une qualité autre, qui ne se révélera qu’une fois le processus temporel mené à son terme : il préserve le velours et le noir du fusain – outil privilégié de ce peintre – lorsque celui-ci doit être fixé pour protéger sa présence. Chez Grelier, la texture importe autant que le tracé. Ou, pour le dire autrement, la texture est indissociable du tracé : elle en précède, elle en exprime la nature. Je regarde son travail, et j’ai envie de toucher, pour sentir, c’est-à-dire pour m’offrir cette approche à tâtons qui fut celle du peintre lui-même, lorsqu’il travaillait à l’aveugle, dans le pur présent de son geste, sans savoir ni d’où venait son trait, ni où le mènerait le noir velouté de son fusain. Il faut, pour parvenir à peindre ainsi, que la main se libère de la tête. C’est la condition d’un art aventureux, qui cherche, mais sans savoir quoi, qui chemine, mais sans direction ni but.
Faire usage du temps : parvenir à résister, par l’art, à l’usage négatif, mélancolique et nihiliste, du temps non vécu, pris entre regret du passé et peur de l’avenir.
Christian Grelier, ce trait interminable qui vient tramer et re-tramer sans cesse le relief du papier, est l’arme et le fruit de cette résistance-là. Comment parvenir à faire quelque chose de la répétition ? Comment, dans un processus ritualisé qui est aussi une contrainte, résister à l’annihilation dans le même, tel un piétinement, telle une expérience du temps subi, bloqué là où il s’agit de préserver le vif – vibration et mouvement ? Certains verront, dans cette façon qu’a le peintre de faire errer son trait dans la verticalité comme dans l’horizontalité, quelque chose d’un tramage textile, un travail de Pénélope faisant, défaisant, refaisant, interminablement, donnant ainsi la mesure d’un temps sans fin. D’autres songeront peut-être à une écriture, dans cette manière qu’a le trait de s’enrouler et de se dérouler, ligne après ligne. Écriture peut-être, mais de quoi ? Peut-être, là encore, est-ce seulement en y mettant la main qu’on en éprouvera le sens, et plus encore le son, cette autre modalité de la texture.
Des formes se trament et se défont, quelque chose s’ouvre dans le jeu de l’entrelacs et du recouvrement. Le risque c’est la répétition négative, ce moment où la ligne s’arrête et meurt, incapable de se frayer son propre chemin, finissant dans une noirceur éteinte, soudain non veloutée, bouchée. Le remède, la force protectrice, celle qui maintient en vie, c’est la lumière : elle vient du fond, de ces cratères de papier martelé, de cet entre-deux qui instaure un juste jeu entre deux lignes qui cheminent en se croisant. C’est elle qui confère au travail de Grelier son unité profonde : lumière qui lie, lumière qui anime. On peut appeler cela la présence, où la texture du temps.
Pierre Wat